Les jardins des délices de Jérôme Bosch

Fiche de lecture de « Sex War: The Debate between Radical and Libertarian Feminists » de A. Ferguson

Aujourd’hui, une de nos membres (S. L.) nous offre une fiche de lecture passionnante sur l’article :

Ferguson A., « Sex War: The Debate between Radical and Libertarian Feminists », Signs: Journal of Women in Culture and Society, University of Chicago Press, 1984, vol. 10, nᵒ 1, p. 106‑112, DOI:10.1086/494117.

 

Ann Ferguson (1938 – ) est une philosophe américaine, qui a concentré son travail autour des études de genre et des théories féministes. Dans cet article, elle revient sur le phénomène américain du « sex war », à savoir l’opposition entre deux camps féministes quant au traitement de la sexualité des femmes et notamment du travail du sexe.

Dans les années 1960, les débats se concentrent autour du droit des femmes au plaisir, non entravé par le risque de grossesse. Dans les années 1970, la sexualité lesbienne est mise en avant. Ce n’est qu’après que des voix se sont à nouveau élevées pour dénoncer des pratiques vues comme propres à la domination masculine, en premier lieu, la pornographie.

Suite à cette scission, deux courants s’opposent. Les féministes radicales voient la sexualité comme dominée par le patriarcat, certaines pratiques perpétuant les violences faites aux femmes. Au contraire, les féministes libérales voient la sexualité comme un axe de libération, un échange de plaisir entre partenaires consentant.e.s. Historiquement, les premières condamnent le BDSM, la pornographie, le travail du sexe, ou encore le sexe avec des inconnu.e.s, vues comme des pratiques perpétuant les relations de pouvoir et la domination masculine. Les secondes, quant à elles, valorisent la sexualité consentie et dénoncent la vision étriquée de l’idéal de sexualité féminine des féministes radicales.

Comme l’autrice fait remarquer à juste titre, cette dichotomie est manichéenne : la sexualité, mélangée au pouvoir et à la liberté, peut à la fois être source de dangers mais aussi être libératrice dans la société actuelle.

 

L’autrice résume ensuite les arguments des deux camps pour essayer d’en tirer l’idéologie sous-jacente.

 

Les féministes radicales avancent les arguments suivants :

  • Les relations hétérosexuelles sont généralement caractérisées par l’objectivation sexuelle des femmes, qui maintient la violence masculine.
  • Dès lors, il faut condamner toute pratique sexuelle qui « normalise » cette violence.
  • Les femmes doivent reprendre le contrôle de leur sexualité en valorisant l’intimité plus que la performance.
  • Ainsi, « la relation sexuelle idéale est celle entre des partenaires égaux, pleinement consentants, qui s’impliquent émotionnellement et ne participent pas à des rôles polarisés».

Cette vision de la sexualité repose donc sur la « théorie de la primauté de l’intimité », une « théorie du pouvoir social » où la sexualité est vue comme un instrument du patriarcat, et une liberté sexuelle supposant la suppression des institutions patriarcales et de certaines pratiques.

 

Les féministes libérales avancent les arguments suivants :

  • Les pratiques hétérosexuelles ainsi que d’autres pratiques sexuelles sont caractérisées par la répression du fait d’une société patriarcale bourgeoise qui stigmatise les minorités sexuelles et valorise une certaine forme de morale.
  • Dès lors, les femmes doivent condamner toute restriction légale ou tout jugement moral qui stigmatise les minorités sexuelles et restreint ainsi la liberté de tous.
  • Les femmes doivent reprendre le contrôle de leur sexualité en exigeant le droit de pratiquer ce qui leur procure plaisir et satisfaction.
  • Ainsi, « la relation sexuelle idéale est celle de partenaires égaux, pleinement consentants, qui négocient pour maximiser le plaisir et la satisfaction sexuelle de l’autre par tous les moyens de leur choix».

Cette vision de la sexualité repose donc sur la « théorie de la primauté du plaisir », une « théorie du pouvoir social » où la sexualité est divisée et hiérarchisée par la société, et la liberté sexuelle supposant de refuser une sexualité « politiquement correcte ».

 

Là encore, l’autrice souligne que cette dichotomie a été poussée à l’extrême par les mouvements politiques. Elles sont essentialistes, supposant des attributs propres, intrinsèques à un système, offrant une vision simplifiée de la culture occidentale. Pourtant, « toutes les sociétés, et même toutes les classes et races au sein des cultures occidentales, n’ont pas organisé la sexualité selon un système aussi dichotomique […], ils traitent les identités de genre historiquement développées comme si elles étaient des universaux humains ». L’objectivisation sexuelle des femmes par le patriarcat ne peut être nié et des alternatives doivent être proposées, tant aux hommes qu’aux femmes[1], afin de valoriser un consentement libre et éclairé au-delà des positions inégales et contraignantes dans lesquelles se trouvent les femmes. Mais les fantasmes et l’ensemble des pratiques sexuelles doivent aussi être étudiées soigneusement comme pouvant empouvoirer celleux qui les pratiquent, en favorisant leur auto-détermination.

Ainsi, au lieu de s’opposer, l’autrice propose de « développer une érotique et une éducation sexuelle féministes qui visent à rendre les gens conscients de ces contradictions afin d’encourager de nouvelles formes de production de fantasmes féministes ». Pour cela, elle propose de construire une échelle de pratiques sexuelles, entre celles interdites, celles risquées et celles basiques. Les pratiques interdites seraient celles où les relations de domination sont explicites, prouvées, comme le viol, l’inceste, les violences conjugales ou la pédophilie. Les pratiques risquées sont celles qui peuvent engendrer des relations de domination, sans qu’il n’y ait de preuves conclusives à tous ces types de relations, comme le BDSM, la pornographie, le travail du sexe, mais aussi le mariage hétérosexuel monogame. Les relations basiques « se distinguent par la négociation consciente et l’égalisation des partenaires en fonction des différentes relations de pouvoir (économique, social [par exemple, âge, sexe], etc.) qui existent entre eux ». Cependant, cette distinction entre relations basiques et risquées relève d’un choix individuel, et la « moralité féministe » se doit d’être plurielle : les femmes « devraient être libres de choisir entre les pratiques basiques et les pratiques à risque sans craindre une condamnation morale de la part des autres » femmes[2].

 


Notes de bas de page :

 

[1] Et à toutes les personnes du spectre de genre, il faudrait rajouter.

[2] L’autrice utilise le mot de « féministes » dans son article, mais je préfère traduire en « femmes ».

 

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