Alice Schwarzer et Simone de Beauvoir en 1971 à Paris

Simone de Beauvoir et le travail du sexe

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« Simone de Beauvoir et le travail du sexe« 

 

En décidant de me lancer dans la vulgarisation de livres et articles scientifiques sur la question du travail du sexe, pour AATDS, j’étais réticente à vous abrutir dès le début avec des articles juridiques, économiques, sociologiques … J’ai donc voulu commencé par parler d’un nom qu’on est nombreuses et nombreux à connaître : Simone de Beauvoir.

Simone de Beauvoir (1908-1986) est un peu l’une des mamans (ou tatas cools) françaises du féminisme. Philosophe, sa principale œuvre est peut-être Le deuxième sexe, publié en 1949, qui se compose de deux tomes. C’est cette œuvre qui est à l’origine de sa célèbre citation : « On ne naît pas femme, on le devient »[1], qui ouvre le deuxième tome.

Je dois avouer, le style a vieilli et certaines thématiques féministes n’y sont pas représentées[2]. Et Simone est philosophe : dans son ouvrage, elle avance de nombreuses hypothèses, en se fondant sur son vécu, ce qu’elle voit ou lit autour d’elle. Les bases scientifiques (au sens « dur » du terme, la biologie, la médecine, etc.) sont maigres, et à juste titre : celles qui existent sont bien souvent misogynes (on ne présente plus la misogynie de Freud). Mais les réflexions de Simone se révèlent bien souvent justes, et encore d’actualité[3].

Dans son œuvre, Simone inclut, au sein de l’expérience vécue par les femmes[4], la « prostitution »[5]. Dans un premier temps, l’ancrage est historique : le premier tome vise en grande partie à retracer le rôle de la femme au cours de l’Histoire. Simone retrace le rôle des prostituées dans l’Antiquité[6], au Moyen-Âge[7] et à la fin du XIXe et début XXe siècles[8]. Là encore, il faut rappeler que Simone n’est pas historienne mais philosophe, et elle s’appuie donc sur des analyses de l’époque, qui ont été remises en question aujourd’hui. Ainsi, la notion de prostitution sacrée, ou religieuse[9], et la qualification de prostitution de certaines formes d’art exercées par des femmes (Simone cite les hétaïres dans l’Antiquité grecque, on peut aussi mentionner les geishas au Japon)[10] sont remises en question. Néanmoins, Simone insiste sur un élément : les prostituées « échappent à la famille, […] se situent en marge de la société, [donc] elles échappent aussi à l’homme : elles peuvent alors lui apparaître comme une semblable et presque une égale »[11]. Mais de ce fait, elles font peur, apparaissent comme un mal : elles sont « plus ou moins exclue de la vie sociale »[12] et subissent un grand nombre de discriminations et de stigmates (sur ce point, je pense que ça n’a malheureusement pas vraiment changé). On retrouve dans cette réflexion de Simone ce qui est pour elle à l’origine de l’assise du patriarcat : la famille et la propriété[13] (entendre par là, la famille hétérosexuelle monogame concentrée autour du mariage et de la reproduction[14] ; et le capitalisme).

Dans le second tome de son ouvrage, Simone dédie un chapitre entier à la prostitution. Elle se questionne d’abord sur ces origines. Bien que défendant l’athéisme, elle expose une position très proche de l’approche catholique de la prostitution : il s’agirait d’un mal nécessaire dû à l’assise du couple marié monogame comme norme de famille. En gros, la femme mariée serait assujettie à une norme de sexualité limitante : la chasteté, ou la reproduction. Et du coup, les hommes, dont la virilité est parfois assimilée à leur niveau de libido, devraient aller baiser ailleurs : « La prostituée est un bouc émissaire »[15]. C’est très critiquable, car cela défend l’image de la sexualité masculine incontrôlable, inarrêtable, et excuse l’infidélité[16] : un autre exemple de la culture du viol bien ancrée dans nos sociétés. Mais du coup, la sacro-sainte différence « la mère vs la pute » est hypocrite : Simone souligne que les deux sont dans une situation similaire du point de vue économique, elles dépendent des hommes. Bien sûr, c’est très relatif, notamment avec l’ouverture large du marché de travail aux femmes (malgré le maintien des différences de salaire et autres inégalités dans la sphère professionnelle, malheureusement) ; ou en prenant en compte que le travail du sexe peut jouer un rôle d’émancipation (quel que soit le genre de la personne)[17]. Mais malgré une situation similaire, les conséquences sont diamétralement opposées : la femme mariée est respectée ; la prostituée est stigmatisée (sur ce point, on ne peut malheureusement que confirmer).

D’autre part, Simone explique la prostitution pour des raisons économiques : « dans un monde où sévissent misère et chômage, dès qu’une profession est ouverte, il y a des gens pour l’embrasser »[18]. En ce sens, l’offre prostitutionnelle « suscite la demande masculine »[19]. C’est très réducteur, car le travail du sexe peut aussi provenir d’une envie personnelle, ou pour mille autres raisons. Et finalement, Simone relativise son propos : même en temps de galère financière, on peut toujours se débrouiller autrement. Dès lors, « La question est plutôt : pourquoi ne l’eût-elle pas choisi ? »[20]. On peut très bien voir la sexualité comme une activité économique, qui ne serait pas taboue, et pour laquelle on aurait des compétences, plus que pour un autre métier. Simone explique cela par un autre lieu commun qu’on retrouve encore aujourd’hui : les personnes choisissant la prostitution auraient vécu des agressions sexuelles plus jeunes[21]. Alors, pour rappel, on estime qu’une femme sur trois a vécu au moins une fois des violences sexuelles[22] : c’est un problème bien plus large lié au patriarcat. Mais au final, Simone revient à son idée principale : la prostitution permet d’augmenter ses ressources, notamment de manière provisoire. Ce qui peut être le cas de certaines personnes, pratiquant le travail du sexe à côté d’un autre emploi ou occupation, mais n’est pas le cas de tou.te.s les travailleuses et travailleurs du sexe.

Par la suite, en se penchant sur la littérature liée à la prostitution (ce qui n’équivaut pas à une enquête de terrain, donc), Simone aborde les autres acteurs de la prostitution. Si elle insiste que les faits de traite sont rares[23], elle mentionne le « besoin d’un homme » pour éviter certaines violences[24] mais qui peut aussi provoquer le maintien de la femme dans la prostitution alors qu’elle pourrait vouloir en sortir. Les violences au sein du travail du sexe existent, il n’y qu’à voir le récent procès du meurtre de Vanesa Campos. Des proxénètes malintentionnés aussi, et qui ne sont pas d’ailleurs tout le temps des hommes. Cependant, il s’agit d’une vision étriquée et simpliste, qui cache la solidarité communautaire qui existe au sein du travail du sexe, ou sur l’engagement possible de tiers pour mener à bien son activité[25]. Par la suite, quand Simone aborde la question des clients, elle mentionne à juste titre que la prostituée peut mener en même temps une vie amoureuse sans que son métier n’exclut une ou des relations sentimentales et sexuelles personnelles[26]. Ensuite, elle mentionne des clients pouvant recourir à des prostituées pour des fantasmes ou des envies ne pouvant être confiés à leur partenaire officielle. Si ces « fantaisies » semblent vues comme des « déviances » dans les mots de Simone, ce qui revient à faire une hiérarchie malaise dans les différentes sexualités[27], il est néanmoins vraie que certaines pratiques demandent un certain savoir-faire, des compétences ou du matériel[28]. Le terme de professionnel.le du sexe prend alors tout son sens.

En définitive, la prostituée n’est pas immorale ou dégénérée (merci Simone), mais les conditions matérielles de son exercice peuvent la mettre en danger : la prostituée est « soumise à l’arbitraire de la police, à une humiliante surveillance médicale, aux caprices des clients, promise aux microbes et à la maladie »[29]. Cependant, cette condition peut être amoindrie pour certaines, Simone mentionne alors les courtisanes, celles mêlant l’art à la prostitution, dont la « personne entière [est] comme un capital à exploiter »[30]. Le proxénète ou client devient protecteur, et « l’argent a un rôle purificateur [de] la lutte des sexes »[31]. Mais réaliser une telle distinction, voire, une hiérarchie, est pernicieux : toutes les personnes travailleuses du sexe ont droit à la protection de leurs droits fondamentaux et à exercer dans les conditions les plus favorables possibles pour leur santé et leur sécurité.

Mais alors, comment légiférer sur la prostitution ? Simone ne se prononce pas, si ce n’est dans quelques notes de bas de page. Dans son premier ouvrage, elle critique explicitement les campagnes prohibitionnistes françaises qui ne disent pas leur nom, visant à interdire les maisons closes et le proxénétisme ; ou les campagnes prohibitionnistes explicites américaines notamment. L’interdiction juridique d’une pratique ne la fait pas disparaître. Comme Simone souligne « Ce n’est évidemment pas par des mesures négatives et hypocrites qu’on peut modifier la situation »[32]. Qui plus est, elle reconnaît que cet élan prohibition provient de sphères bourgeoises visant à imposer une certaine féminité[33]. Simone n’ose que donner un semblant de solution, pour la prostitution comme « pénible métier »[34] : qu’un « métier décent »[35] soit accessible à tou.te.s. La prostitution serait-elle indécente ? Je ne pense pas, et je ne sais pas si c’est ce que voulait dire Simone. A mon sens, l’adjectif est ici destiné au mot « métier » : que les métiers accessibles soient décents, offrent un salaire et une indépendance de vie suffisante pour les personnes qui voudraient quitter la prostitution. En effet, la seconde condition de Simone est « que les mœurs n’opposent aucun obstacle à la liberté de l’amour »[36] : tout au long de son ouvrage, elle critique les dictats qui enferment la sexualité féminine (et par là même, je rajoute que ceux-ci ont aussi des conséquences déplorables sur la sexualité masculine et la sexualité en général). Si ces normalités s’effondrent, le travail du sexe pourrait ne plus être stigmatisé.

En somme, Simone n’a pas de position tranchée sur le travail du sexe. Ce qu’elle dénonce à demi-mots, c’est uniquement les abus de l’Etat qui visent à encadrer, stigmatiser des personnes pratiquant la prostitution : l’arbitraire policier, l’interférence du corps médicale. Que ce soit la criminalisation de la prostitution ou de ce qui l’entoure ou que ce soit la réglementarisation de la pratique, celle-ci est stigmatisée, et les personnes concernées, par conséquent, sont discriminées. Simone ne le dit pas, mais que reste-t-il à part ça ? La décriminalisation, et la reconnaissance de droits (droit à la sécurité sociale, droit effectif au logement par exemple) des travailleuses et travailleurs du sexe, en tant qu’êtres humains.

 

 Notes des bas de page

 

[1] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, France loisirs, Le Deuxième sexe, 1990, vol. 2, p. 7

[2] Par exemple, le harcèlement de rue.

[3] A titre d’exemple, Simone appelle son ouvrage le « deuxième sexe », en reconnaissant, dans des termes maladroits, la transidentité et l’intersexuation (la différence entre caractéristiques sexuelles biologiques et la notion de genre n’est pas encore claire chez Simone), S. de Beauvoir, B. Groult, Les faits et les mythes, France loisirs, Le Deuxième sexe, 1990, vol. 1, p. 35‑69

[4] La question du travail du sexe masculin et par les personnes appartenant au spectre du genre et du sexe est une problématique plutôt récente.

[5] Le terme de travail du sexe (« sex work ») n’ayant été créé qu’à la fin des années 1970 par l’activiste Carol Leigh. Pour suivre le travail de Simone, je parlerai donc de prostitution et de prostituée, étant donné qu’elle ne mentionne que la prostitution féminine. Dans mes commentaires personnels, j’utiliserai le terme de travail du sexe.

[6] S. de Beauvoir, B. Groult, Les faits et les mythes, op. cit. note 3, p. 123‑132

[7] Ibid. p. 144‑146

[8] Ibid. p. 174‑194

[9] S.L. Budin, The myth of sacred prostitution in antiquity, Cambridge University Press, 2008

[10] S.L. Budin, Freewomen, patriarchal authority and the accusation of prostitution, Routledge, Interdisciplinary research in gender, 2021. L’autrice donnera un séminaire (en anglais) le 28 avril prochain à l’Archaeological Institute of America sur l’interprétation du travail du sexe dans l’Histoire : https://www.archaeological.org/event/the-problem-with-prostitutes/

[11] S. de Beauvoir, B. Groult, Les faits et les mythes, op. cit. note 3, p. 126

[12] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 188

[13] S. de Beauvoir, B. Groult, Les faits et les mythes, op. cit. note 3, p. 119

[14] Je me permets de rappeler que Simone partageait sa vie avec le philosophe Jean-Paul Sartre, sans qu’ils soient ni mariés ni exclusifs (c’est une des premières figures du couple libre)

[15] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 339

[16] Je me permets de rappeler que la notion d’infidélité ne devrait dépendre que des partenaires à une relation, qui la définissent selon leurs propres limites.

[17] Voir par exemple, E. Clouet, La prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication: distinction, ambition et ruptures, Max Milo, 2008

[18] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 340

[19] Ibid. Il faut néanmoins avouer que Simone affirme aussi que la demande créé l’offre plus loin, Ibid. p. 399. De nos jours, les mouvements abolitionnistes s’appuient sur cet argument, mais c’est un peu la même histoire que l’œuf et la poule, et ça n’avance pas le schmilblick.

[20] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 341

[21] Ibid. p. 343. Aujourd’hui, on cite généralement les études de Mélissa Farley, ouvertement abolitionniste, et dont les méthodes de travail ont été critiquées, M. Farley, H. Barkan, « Prostitution, violence, and posttraumatic stress disorder », Women & Health, 1998, vol. 27, no 3, p. 37‑49 ; M. Farley et al., « Prostitution and Trafficking in Nine Countries: An Update on Violence and Posttraumatic Stress Disorder », Journal of Trauma Practice, 14 janvier 2004, vol. 2, no 3‑4, p. 33‑74. Les études trouvent entre 57% et 63% de personnes prostituées interrogées ayant été victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Mais aucune information n’est donnée sur la manière d’approcher les personnes entendues dans le premier article ; dans le second les sites de recherche choisis ne sont pas justifiés, et proviennent principalement de centres d’assistance, R. Weitzer, « Flawed Theory and Method in Studies of Prostitution », Violence Against Women, juillet 2005, vol. 11, no 7, p. 941. En France, les rares chiffres existants concernent des mineur.e.s en situation de prostitution, situation complètement illégale (aucune personne en faveur de la reconnaissance des droits des travailleuses et travailleurs du sexe n’affirmera le contraire), et évolue entre 40 et 49%. Ces études viennent soit d’une association abolitionniste sans mentionner le nombre total de personnes concernées, soit d’une étude de 19 dossiers judiciaires (ce qui représente un échantillon très faible). Voir Groupe de travail sur la prostitution des mineurs, « Rapport sur la prostitution des mineurs », République française, 28 juin 2021, p. 49 ; M.P. Conaré et al., Etude de dossiers de juges pour enfants du Tribunal de Grande Instance de Bobigny contenant des faits de prostitution, Observatoire Départemental des Violences Faites aux Femmes de Seine-Saint-Denis, juin 2019, p. 15. Sans compter que les définitions desdites violences ne sont souvent pas mentionnées, parfois cumulant violences physiques et sexuelles, … Mais ce sujet seul de la question de la fiabilité des sources pourra être rediscuté…

[22] https://www.unwomen.org/fr/what-we-do/ending-violence-against-women/facts-and-figures

[23] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 345. Contrairement à ce qu’on peut entendre en France, mais on reviendra plus tard sur les notions de proxénétisme et de traite des êtres humains.

[24] Ibid. p. 346

[25] Un.e chauffeur.se de taxi, une personne pour aider à créer un site web, un.e garde du corps. Cependant, la définition actuelle du proxénétisme, très large, empêche aux travailleuses et travailleurs du sexe d’y recourir légalement et en toute sécurité.

[26] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 348

[27] On reparlera de ce type de hiérarchie avec Gayle Rubin.

[28] On peut penser au bondage, aux jeux d’impact, … (essayer de manier un fouet sans entraînement, on en reparlera après)

[29] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 351

[30] Ibid. p. 353

[31] Ibid. p. 354

[32] S. de Beauvoir, B. Groult, Les faits et les mythes, op. cit. note 3, p. 336 (note 70). Elle le rappelle à nouveau dans le deuxième tome, S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 535 (note 190).

[33] S. de Beauvoir, B. Groult, Les faits et les mythes, op. cit. note 3, p. 177

[34] S. de Beauvoir, B. Groult, L’expérience vécue, op. cit. note 1, p. 351

[35] Ibid. p. 535 (note 190)

[36] Ibid. (note 190)

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