Quand la Cour de Cassation consolide la putarchie

Un article signé S.L.

Le 18 mai 2022, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation, plus haute institution judiciaire française, rend un arrêt[1] en matière de proxénétisme. Une personne a déposé plainte contre quatre sites proposant des services de « camming ». Cette pratique consiste à fournir, en direct, et notamment de manière rémunérée, du contenu notamment à caractère sexuel en face d’une webcam, à destination d’une ou de plusieurs personnes. Notons que la plainte ne semble pas viser l’activité en général mais qu’elle soit exercée par des « jeunes femmes »[2], on remerciera (ironie) le caractère genré de cette précision[3].

La décision de justice se concentre sur la définition de l’infraction de proxénétisme, afin de savoir si les sites en question peuvent être qualifiés de proxénètes (et donc, condamnés). Le proxénétisme est défini par l’article 225-5 du Code pénal[4] comme le fait : « 1° D’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d’autrui ; 2° De tirer profit de la prostitution d’autrui, d’en partager les produits ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution ; 3° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle se prostitue ou continue à le faire. »

Au-delà des actes matériels très larges qui font courir des risques pénaux à l’entourage des travailleur.se.s du sexe[5], la définition s’appuie sur une lacune très importante : la prostitution n’est pas définie[6]. Ce n’est pas surprenant au regard de la politique française. La France n’est pas un pays prohibitionniste : la prostitution n’est pas interdite, il n’y a donc pas d’infraction qui définit ce qu’est la prostitution pour l’interdire. La France n’est pas non plus un pays réglementariste : la prostitution n’est pas régulée dans un cadre national strict, un tel régime juridique supposant une définition[7]. La France a une politique officiellement abolitionniste : elle ne régule pas la prostitution et prône sa disparition. Conséquence légale, la définition de la prostitution appartient aux limbes juridiques[8].

Bien évidemment, ce n’est pas la première fois que la question se pose, loin de là. La définition française de la prostitution vient d’un arrêt de la même institution judiciaire, du 27 mars 1996. En 1996, la prostitution se définit donc comme l’activité consistant à « se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu’ils soient, afin de satisfaire les besoins[9] sexuels d’autrui. »[10]

En tout état de cause, il s’agit d’une définition jurisprudentielle, qui aurait donc pu évoluer avec les pratiques. D’autant que cette définition parle de contacts physiques au sens large. Se masturber en face d’une caméra relève d’un contact physique, bien que les deux participant.e.s ne se touchent pas directement. Une telle interprétation très large de la notion de prostitution au sens du Code pénal aurait pu amener à une condamnation des sites facilitant ce type de contacts.

Néanmoins, l’arrêt récent de la Chambre criminelle retient une définition plus limitée de la prostitution. Au motif de garantir le principe d’interprétation stricte de la loi pénale (alors que la notion n’est PAS définie par la loi pénale), les juges décrètent qu’il faut un « contact physique avec le client lui-même » pour que l’activité soit qualifiée de prostitution[11]. Dès lors, les activités de camming ne sont pas de la prostitution, et les sites ne peuvent pas être coupables de proxénétisme[12].

 

La première réaction à une telle décision peut être positive : cette frange des nombreuses activités qui constituent le travail du sexe est donc intouchable par le prisme du proxénétisme. Tant que les sites prennent garde à ne pas diffuser des images de mineur.e.s, ils demeurent intouchables sur ce fondement. Les personnes y développant leurs activités ne devraient pas craindre une fermeture des sites[13].

Mais, car il y a un mais (voire plusieurs), …

D’abord, la Cour de cassation renforce la putarchie. Ce concept désigne « ce système social de « hiérarchisation des putes » ou plutôt des différents types de travail sexuel […] Cette hiérarchie ordonne les [travailleur.se.s du sexe] selon leur respectabilité et leur dignité perçue […] la putarchie ne tient pas compte de l’intersection grandissante des multiples activités du travail sexuel. »[14] Cette différenciation accroît la « légitimation » de la stigmatisation de certaines catégories de travail sexuel face à d’autres, d’ailleurs au détriment de la parole et de l’auto-détermination des concerné.e.s[15].

De plus, le travail du sexe permet de questionner, de réfléchir, sur deux notions : le travail et la sexualité. Mais cette définition ne questionne pas les notions de travail ni de rémunération (là encore, car la France est abolitionniste). Finalement, la définition se concentre donc sur : qu’est-ce que le sexe, qu’est-ce que la sexualité ? De manière implicite, la Cour définit à partir de quel moment il y a une « vraie » sexualité, qui vaut « la peine » d’être prise en compte par le domaine pénal. Au-delà d’une hiérarchisation des putes, il y a une hiérarchisation des sexualités. Faire du sexe au travers d’une webcam, ce n’est pas du sexe. On en revient à ce qui est acceptable ou pas en terme de sexualité, ce que démontrait déjà Gayle Rubin dans les années 1980[16], bien que les lignes aient changé[17]. On en revient donc à des questions morales sur ce que ce doit d’être la sexualité, et notamment la sexualité féminine, au regard de la précision genrée mentionnée plus haut. Au final, le travail du sexe est une notion « parapluie », qui agroupe à tout ce qui est susceptible d’être proposé ou demandé en matière de sexualité ou de plaisir. En suivant la définition de la Cour, d’autres questions émergent. Des pratiques de BDSM tarifées de fouet, sans contact physique direct, mais aboutissant à l’orgasme du destinataire des services, ne seraient donc pas du travail sexuel. Une pénétration avec préservatif sans autre contact n’est donc pas non plus un contact direct, de peau à peau. Se masturber face à un.e travailleur.se du sexe sans contact physique ne serait donc pas non plus de la prostitution… ? Finalement, ce critère de contact physique se concentre, en sous texte, sur une sexualité hétéro et fallo-centrée : la pénétration. La sexualité serait définie par ce critère pour être valide, faisant fi des notions de plaisir et de consentement.

Figure 1
Figure 2

Source : G.S. Rubin, « Thinking Sex: Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality », Deviations, 2011, p. 137‑181

 

Au-delà de ce problème de positionnement de la Cour sur ce que devrait constituer la « sexualité », cela renforce l’absence de cadre juridique de l’activité de camming et notamment de recours en cas d’abus[18]. L’unique disposition en faveur des travailleur.se.s du travail consiste en un programme pour aider à sortir du secteur de la prostitution[19]. En application de la nouvelle interprétation de la définition de la notion de prostitution, les personnes exerçant une activité de camming ne pourraient donc pas avoir recours à cette aide[20].

Et en cas d’abus, de proxénétisme au sens strict du terme, voire de traite des êtres humains, les victimes se retrouveraient alors dans un vide juridique. Prenons la définition de la traite[21]. Il s’agit d’un processus de suppression du consentement de la personne permettant son exploitation. Cette notion d’exploitation n’est pas définie[22]. Pour délimiter l’exploitation, le Code pénal fait référence de manière limitative à un certain nombre d’infractions, dont le proxénétisme. Qui se retrouve donc exclu pour l’appliquer à des situations d’exploitation de l’activité de camming réalisée par autrui. Et en raison de la politique abolitionniste de la France, il ne viendrait pas à l’idée des services de poursuite de qualifier cette activité de travail, en lien avec d’autres infractions « d’exploitation »[23] liées à l’exploitation du travail. Pourtant, si les outils et les activités à la disposition des travailleur.se.s du sexe se multiplient avec Internet, par là même, ces autres formes d’activités peuvent aussi être exploitées au sens de traite[24]. Ces outils permettent aux travailleur.se.s d’être plus indépendant.e.s[25], mais des cas d’exploitation pourraient surgir. Cette définition de la prostitution, au final, contribue à garder une vision stéréotypée des faits de traite, ciblée sur l’équivalence entre prostitution (de rue en général) et traite, sans se questionner sur l’existence ou non d’une réelle exploitation et sur son ampleur.

 

Pourtant, malgré les défauts d’une telle définition jurisprudentielle de la prostitution, peut-être peut-on y voir un contre-pouvoir au discours politique abolitionniste omnipotent en France[26]. Par une définition très stricte de la prostitution, les juges permettent d’écarter tout un pan du travail sexuel de la criminalisation indirecte de cette activité. Au détriment des personnes qui exercent cette activité au sens strict du terme… Le problème n’est pas tant cette définition très maladroite des juges, qui tentent de s’accommoder de l’absence de gestion juridique des activités de prestations de services sexuels. Le problème demeure, encore et toujours, dans une politique moraliste de condamnation du travail sexuel, basée sur la criminalisation, et faisant fi de ses dommages collatéraux, au détriment d’une approche basée sur la réduction des risques en laissant la parole aux premières personnes concernées.

 

Notes de bas de page

 

[1] Cour de cassation, Chambre criminelle, 18 mai 2022, no 21-82283

[2] Ibid. § 3

[3] Dans l’absolu, il existe des cam girls et des cam boys, et des personnes réalisant ces activités se situant différemment sur le spectre du genre.

[4] Et par l’article 225-6, qui dispose : « Est assimilé au proxénétisme et puni des peines prévues par l’article 225-5 le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit : 1° De faire office d’intermédiaire entre deux personnes dont l’une se livre à la prostitution et l’autre exploite ou rémunère la prostitution d’autrui ; 2° De faciliter à un proxénète la justification de ressources fictives ; 3° De ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en vivant avec une personne qui se livre habituellement à la prostitution ou tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant à la prostitution ; 4° D’entraver l’action de prévention, de contrôle, d’assistance ou de rééducation entreprise par les organismes qualifiés à l’égard de personnes en danger de prostitution ou se livrant à la prostitution. »

[5] Pour une définition plus restreinte du proxénétisme, voir le Code pénal belge, article 433quater, suite à la Loi modifiant le Code pénal en ce qui concerne le droit pénal sexuel  du 21 mars 2022 : « – organiser la prostitution d’autrui dans le but d’en retirer un avantage, sauf dans les cas prévus par la loi; – promouvoir, inciter, favoriser ou faciliter la prostitution dans le but de retirer, directement ou indirectement, un avantage anormal économique ou tout autre avantage anormal; – prendre des mesures pour empêcher ou rendre plus difficile l’abandon de la prostitution. »

[6] Pourtant, en théorie, le droit pénal français repose sur le principe de légalité des délits et des peines. Pour la faire courte, on ne peut être condamné que sur la base d’une infraction claire et précise. Mais je ne m’épancherai pas sur la qualité de la loi française…

[7] Pour une définition dans un pays réglementariste, voir le §2 de la loi allemande de 2016 Gesetz zum Schutz von in der Prostitution tätigen Personen (Prostituiertenschutzgesetz – ProstSchG).

[8] Expression utilisée par : E. Boza Moreno, « La prostitución en España: el limbo de la alegalidad », Estudios Penales y Criminológicos, 8 septembre 2019, vol. 39, DOI:10.15304/epc.39.5330

[9] L’utilisation du mot « besoins » est très critiquable, renforçant l’idée selon laquelle certaines personnes (aka les hommes cis hétéros) auraient une sexualité incontrôlable qui devrait être évacuée. C’est à nouveau un micro-exemple de la culture du viol, omniprésente dans les sociétés patriarcales.

[10] Cour de cassation, Chambre criminelle, 27 mars 1996, no 95-82016

[11] Cour de cassation, Chambre criminelle, 18 mai 2022, op. cit. note 1, § 18

[12] Par extension, les personnes achetant ces services ne pourront pas être coupables de recours à la prostitution (articles 611-1 et 225-12-1 du Code pénal).

[13] En tout cas en vertu des lois françaises, car certains sites, comme Onlyfans, pourraient être mis en cause aux Etats-Unis, sur le fondement du Allow States and Victims to Fight Online Sex Trafficking Act de 2017, avec des conséquences pouvant être mondiales, comme l’ont démontrées les affaires Craigslist et Backpage (bien que les conséquences ne dérivent pas juridiquement de cette loi de 2017).

[14] Tan, TDS: Témoignages de travailleuses et travailleurs du sexe, Vauvert, Au diable vauvert, 2022, p. 318‑319

[15] Qui ne sont de toutes façons pas écouté.e.s en France, rien de nouveau sous le soleil de l’abolitionnisme.

[16] G.S. Rubin, « Thinking Sex: Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality », Deviations, Duke University Press, 2012, p. 137‑181, en ligne http://read.dukeupress.edu/books/book/1560/chapter/173938/Thinking-SexNotes-for-a-Radical-Theory-of-the (consulté le 12 janvier 2022), DOI:10.1215/9780822394068-006

[17] Ou peut-être pas… La remise en cause de la protection constitutionnelle du droit à l’avortement aux Etats-Unis pourrait ouvrir la voie à une remise en cause plus large du droit à la vie privée sexuelle, notamment concernant la protection contre les lois anti-sodomie, criminalisant particulièrement les relations homosexuelles entre hommes, R.L. Davis, « Op-Ed: The pendulum is swinging back, reversing hard-won sexual freedoms and civil rights », Los Angeles Times, 10 mai 2022, en ligne https://www.latimes.com/opinion/story/2022-05-10/abortion-supreme-court-roe-wade-same-sex-marriage-contraception-history (consulté le 5 juin 2022). Sur le droit à la vie privée sexuelle, voir D. Citron, « Sexual Privacy », Yale Law Journal, 1 mai 2019, vol. 128, no 7, p. 1870

[18] Car oui, les militant.e.s défendant la protection des droits fondamentaux des travailleur.se.s du sexe reconnaissent l’existence d’abus envers ces personnes.

[19] Article L121-9 of the Code de l’action sociale et des familles.

[20] Qui, de toutes façons, est très limitée, avec une aide financière de 330€ si la personne est acceptée dans le programme, à la condition qu’elle arrête son activité de travailleur.se du sexe, voir Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains, « Rapport d’évaluation – France – Troisième cycle d’évaluation – L’accès à la justice et à des recours effectifs pour les victimes de la traite des êtres humains », Conseil de l’Europe, 18 février 2022, § 200, 226

[21] Article 225-4-1 du Code pénal : « I. – La traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation dans l’une des circonstances suivantes : 1° Soit avec l’emploi de menace, de contrainte, de violence ou de manœuvre dolosive visant la victime, sa famille ou une personne en relation habituelle avec la victime ; 2° Soit par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de cette personne ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ; 3° Soit par abus d’une situation de vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, apparente ou connue de son auteur ; 4° Soit en échange ou par l’octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage. L’exploitation mentionnée au premier alinéa du présent I est le fait de mettre la victime à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre la victime des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, de réduction en esclavage, de soumission à du travail ou à des services forcés, de réduction en servitude, de prélèvement de l’un de ses organes, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre la victime à commettre tout crime ou délit. »

[22] On parlait plus haut de clarté et de précision de la loi pénale …

[23] Et ce, d’autant que l’enquête des faits de traite dépend de deux autorités centrales différentes selon qu’il s’agit de proxénétisme/d’exploitation sexuelle (Office central pour la répression de la traite des êtres humains) ou d’exploitation du travail (Office central de lutte contre le travail illégal).

[24] UN.GIFT, « The Vienna Forum to fight Human Trafficking 13-15 February 2008, Austria Center Vienna Background Paper 017 Workshop : Technology and Human Trafficking », UNODC, Nations Unies, février 2008, p. 12 ; Eurojust, « Strategic project on Eurojust’s action against trafficking in human beings Final report and action plan », UE, octobre 2012, p. 16 ; Europol, « Intelligence Notification 15/2014 Trafficking in human beings and the internet », UE, octobre 2014, p. 2 ; Department of State, « Trafficking in persons report », Etats-Unis, juin 2017, p. 32 ; UNODC, « Global report on trafficking in persons 2020 », Nations Unies, janvier 2021, p. 119‑126, Sales No. E.20.IV.3

[25] Par rapport à un proxénète au sens classique du terme, sachant que l’utilisation de ces sites est parfois payant, ou qu’une meilleure visibilité du son compte peut revenir assez cher.

[26] De même, la pratique policière étudiée au niveau sociologique par G. Mainsant souligne une approche loin d’être abolitionniste en pratique, mais considération le travail du sexe comme une profession, G. Mainsant, Sur le trottoir, l’État : la police face à la prostitution, Éditions du Seuil, La Couleur des idées, 2021, p. 250‑286

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