Couverture de l'ouvrage critica de la raon puta (version espagnole)de Paula Sánchez Perera paru en 2022 chez La Oveja Roja, Ensayo

Fiche « Crítica de la razón puta: cartografías del estigma de la prostitución »

Par S. L

Paula Sánchez Perera est professeure et chercheuse spécialisée en philosophie politique, étique et études de genre. Son axe de recherche principal porte sur le travail sexuel en Espagne (https://criticadelarazonputa.com/bio/). Elle a publié les résultats de sa thèse de doctorat dans son livre Crítica de la razón puta: cartografías del estigma de la prostitución (Critique de la raison pute : cartographies de la stigmatisation de la prostitution), La Oveja Roja, Ensayo, 2022. Nous vous partageons ici quelques éléments de ses résultats.

Couverture de l'ouvrage critica de la raon puta (version espagnole)de  Paula Sánchez Perera paru en 2022 chez La Oveja Roja, Ensayo

En guise de prologue, Paula Sánchez Perera détaille son positionnement. Il est très intéressant car elle explique être partie d’une position abolitionniste, quand elle étudiait le travail sexuel d’un point de vue philosophique. Cependant, suite à ses études de terrain dans des associations grâce à sa méthode anthropologique, elle a changé de position pour adopter un argumentaire de chercheuse soutenant les droits des travailleurs et travailleuses sexuelles (TDS). Si elle a réalisé des entretiens avec des TDS, ces personnes ne sont pas vues comme des sujets d’étude, mais comme des agents de connaissance. Dans ce processus de changement de positionnement, l’autrice déplore le dialogue de sourds entre les positions abolitionnistes et celles en faveur de la décriminalisation. Cette « polarisation par opposition » (p.27) crée non pas un débat mais un « combat » (p.31), où les fervent.e.s de l’abolitionnisme en appellent aux sentiments et à la morale, tandis qu’elles rejettent les résultats de recherches objectives et un « processus de réflexion critique et autonome » (p.36).

La recherche de Paula Sánchez Perera se focalise sur le stigma de la prostitution. Pour cela, elle remonte au Code d’Hammourabi, qui divise les femmes en différentes classes. C’est à partir d’une telle hiérarchisation des femmes que naît le stigma de la prostitution. Le stigma, qu’elle définit à partir des travaux notamment de Goffman, décrit « la situation de l’individu en tant que personne incapable d’être pleinement acceptée par la société et, plus spécifiquement, se réfère à un attribut profondément discréditant » (p.50-51).

Pour contextualiser son étude, Paula Sánchez Perera détaille les modèles juridiques de régulation de la prostitution : le règlementarisme, l’abolitionnisme classique et le néo-abolitionnisme, le prohibitionnisme, la régulation ou la légalisation de la prostitution, et sa dépénalisation. Comme elle le développe, le modèle espagnol est hybride, une forme de « règlementarisme invisible » (p.100), notamment en raison de la zonification du travail sexuel par des normes locales. Néanmoins, la tendance est à un « prohibitionnisme de rue » (p.105) qui ne dit pas son nom, à travers la pénalisation des TDS et des clients, principalement au niveau local.

L’un des premiers résultats de Paula Sánchez Perera soutient la nécessité de déplacer le débat du « mythe du libre choix » (p.110) vers la violation des droits. Alors que le débat se concentre souvent sur la notion, stérile, de liberté de choix, les demandes des TDS n’y font pas écho et dénoncent d’autres priorités, d’autres violations quotidiennes de leurs droits : la violence et l’intimidation policière, le manque d’accès à la santé sexuelle (gynécologie, dépistage, contraceptifs), la plus grande précarité dans les villes criminalisant les clients. L’alégalité du travail sexuel et sa précarisation résulte en un nombre croissant de TDS réclamant une régulation dans le cadre d’une relation de travail. L’alégalité crée une position juridique de faiblesse de la personne TDS qui ne peut solliciter l’exécution du contrat face au client, ni l’encadrement de sa relation avec des entrepreneur.se.s du travail sexuel tels que des tenancier.e.s de vitrines ou de maisons closes. Cette absence de droits du travail engendre une absence plus générale de droits sociaux, notamment un manque d’accès aux prestations de la sécurité sociale. L’internalisation du stigma pousse les TDS à ne pas se visibiliser comme tel.le, entraînant des violations de leurs droits à la défense ou au logement. Selon l’autrice, la reconnaissance des droits des TDS est aujourd’hui fortement remis en cause du fait de la définition du proxénétisme. Celle-ci, et le droit pénal en général, crée une « logique binaire de la victime face au délinquant » (p.155), dont la simple condamnation pourrait faire disparaître un phénomène social aussi complexe que l’exploitation sexuelle, confondue avec le travail sexuel. Le droit pénal empêche car criminalise des mouvements individuels et collectifs de résistance (notamment d’entraide) face aux violences vécues par les TDS.

Par la suite, Paula Sánchez Perera revient sur deux notions qui sont défigurées en raison du stigma attaché à la prostitution. La première notion est celle de liberté et son corollaire, le consentement. Comme le souligne l’autrice, « le fait que le travail du sexe implique par définition une négociation dont le niveau de consensus est souvent supérieur à celui des relations sexuelles gratuites est continuellement invisibilisé » (p.174). L’autrice insiste sur le fait que contrer le stigma de la prostitution ne revient pas à dire que toutes les TDS soient libres, mais que les arguments essentialistes et réducteurs des positions abolitionnistes ne représentent pas la réalité. Reconnaître « qu’il existe des degrés de liberté n’équivaut pas à brandir la liberté comme un argument. Il s’agit plutôt de la reconnaître pour des raisons de droits humains et de justice sociale en termes de redistribution et de reconnaissance. Le consentement et la vulnérabilité ne sont pas les deux options possibles dans la prostitution mais plutôt les deux extrémités d’un continuum » (p.201). La deuxième notion étudiée par Paula Sánchez Perera est celle d’égalité. L’abolitionnisme met en avant une inégalité de genre entre le genre majoritaire des TDS (femme) et celui de leurs clients (homme). Pourtant, cette division de genre est aussi présente dans d’autres institutions patriarcales, comme le mariage, qui ne font pas l’objet des mêmes critiques ou d’un objectif d’abolition. Une approche pro-droits, nous dit l’autrice, ne doit néanmoins pas « excuser la clientèle ou la soustraire à une asepsie éthique » (p.207). Cependant, quand les TDS reconnaissent que certains clients hommes sont sexistes, cela n’est pas propre au travail sexuel mais est transversal car les hommes sont globalement socialisés dans une société patriarcale. L’objectification des femmes automatique et le pouvoir masculin essentialisé du client est remis en question par la diversité des formes de travail sexuel. Les TDS rapportent des rencontres diverses, en fonction des pratiques réalisées et du lien émotionnel établi ou non. En effet, les motivations de la demande sont diverses, loin de se limiter à désir de pouvoir ou de domination : désir de diversité sexuelle, désir de transgression, envie d’éviter l’étape de séduction, désir de combler la solitude ou un manque de contact physique, … La demande de girl friend experience vient particulièrement chambouler cette question de l’objectification, car l’attache émotionnelle est un composant essentiel à ce type de services. De même, dans les discours des TDS que l’autrice a côtoyé, les clients sont souvent décrits comme fragiles, seuls, vulnérables, parfois avec un fort rejet ou mépris de soi. En définitive, Paula Sánchez Perera note que le stigma ne prend pas principalement sa source dans une différence de pouvoir mais la crée : le stigma impose le silence aux TDS qui ne souhaitent pas être visibilisé.e.s comme tel.le, tandis que les clients bénéficient de ce stigma.

Pour mieux comprendre cette opposition entre arguments abolitionnistes et requêtes des personnes concernées, Paula Sánchez Perera revient aux origines du stigma pute. Ce stigma s’inscrit dans une socialisation sexuelle des femmes à travers le danger et la démonisation de la sexualité féminine. Discréditer la pute permet de purifier la mère et l’épouse en contrôlant un comportement sexuel vu comme immoral. Dans une culture patriarcale, l’autrice note que les femmes n’ont pas « une subjectivité sexuelle mais sexualisée » (p.248). Dans une culture hyper sexualisée, la figure de la TDS stigmatisée « transforme le porteur en une personne de nature ambivalente entre un objet inanimé de victimisation et une entité surnaturelle de romantisation » (p.255). De manière similairement binaire, Paula Sánchez Perera détaille comment le stigma de la prostitution enferme les TDS dans une position soit de délinquante soit de victime. Dans les dernières décennies, cette enfermement dans la catégorie pénale de victime requiert une performance de la souffrance pour une reconnaissance par l’institution étatique. La « victime » est réduite à son sexe, ce qui écarte des réflexions, par exemple, sur les migrations et les discriminations des TDS transgenres. Face à cette binarité et un conflit entre les réalités vécues des TDS et les attentes institutionnelles, l’internationalisation du stigma complique la mise en œuvre d’outils d’auto-protection. Pour échapper au stigma, celui-ci est retourné contre d’autres personnes, parfois même par la création d’autres catégories au sein des TDS (une forme de putarchie).

Enfin, Paula Sánchez Perera développe l’empouvoirement et la politisation des TDS. Les TDS politisées qu’a côtoyé l’autrice soulignent la nécessité d’une reconnaissance légale et d’un changement culturel. Le manque d’éducation affective et sexuelle de qualité est notamment déploré. Cette politisation des TDS qui défendent leur travail comme tel revient à accepter que « non seulement les parties du corps qui sont socialement valorisées sont considérées comme des forces de travail, mais aussi celles qui sont culturellement considérées comme sexuelles ». Cela élargit la notion négative de marchandise « par opposition au travail valorisé de manière positive en tant que concept neutre face aux relations de pouvoir et non discutable en soi » (p.326). De manière générale, le travail reproductif a toujours été un capital des femmes, bien qu’approprié par le capitalisme par le refus de salaire. Le mythe de l’amour romantique occulte la nature économique de l’échange. Pour reconnaître le travail sexuel comme travail, l’autrice refuse donc l’opposition entre sexe et travail, et qualifie le travail sexuel de travail reproductif pour expliquer le refus de le reconnaître comme travail dans nos sociétés capitalistes patriarcales.

En définitive, tout au long de son texte, Paula Sánchez Perera défend deux idées afin de combattre le stigma de la prostitution :

  • D’abord, l’autrice appelle à une sororité radicale. Le stigma de la prostitution et son origine ne sont que des formes de socialisation, non des attributs naturels. La polarisation du débat sur la prostitution divise les femmes autour d’un ordre moral déterminé, pour mieux toutes les contrôler. Au contraire, la sororité radicale reconnaît « l’autre comme une égale dotée d’une capacité d’action et de résistance, [respecte] ses décisions, sa façon de vivre et de pratiquer le féminisme, même si ce n’est pas la façon que nous choisirions pour nous-mêmes. Il s’agit d’un exercice antifasciste qui honore la richesse de la diversité plutôt que d’un exercice libéral. […] En d’autres termes, nous devons d’abord conquérir l’égalité politique entre les femmes elles-mêmes sans que cela n’implique la définition d’une quelconque femme universelle ou d’une forme officielle et légitime de féminisme » (p.349). Une lutte féministe associée aux TDS permettrait à l’ensemble des femmes de gagner une subjectivité sexuelle et non sexualisée, de ne plus voir notre réputation dépendre de notre sexualité.
  • Pour cela, « les putes féministes détiennent la clé […] qui ouvre la porte qui nous permettra de conquérir le réel droit au mal » (p.350). En effet, l’autrice défend un droit au mal ou à une mauvaise réputation, un droit « de prendre des risques pour survivre aux abus, de faire des erreurs, de migrer, de gravir les échelons, d’être un exemple et de résister sans que cela soit considéré comme une justification face des abus masculins ou légaux. La figure de la pute offre la possibilité que le respect ne dépende pas de la réputation sexuelle et que les femmes ne méritent pas seulement des droits en tant que victimes ou excellences morales. La pute féministe s’oppose à la spécialisation dans l’amour et contredit le dogme patriarcal qui place la réserve de notre dignité dans le sexe » (p.274).
error

Vous aimez ce site ? Faites passer le mot :)

RSS
Follow by Email